Le rayonnement du judaïsme normand médiéval
Au Moyen Age, l’influence de la communauté juive rouennaise était considérable. Ainsi, en 1131, lors du schisme qui l’opposa à Anaclet II, le pape Innocent II vint à Rouen pour élargir ses soutiens. Le roi d’Angleterre, Henri 1er Beauclair, l’y « honora de présents, non seulement de sa part personnelle mais aussi de la part des nobles, et même en plus de celle des juifs ».
C’est dire si les juifs de Rouen pouvaient influer sur la reconnaissance du pape par les juifs d’Europe occidentale. Au point d’ailleurs que, dix ans plus tard, Pierre le Vénérable crut nécessaire de préciser que le Messie annoncé par les juifs ne saurait évidemment s’incarner dans « ce roi qu’un certain nombre d’entre vous prétendent avoir à Narbonne et que d’autres prétendent avoir à Rouen ».
De même, lorsqu’il conquit l’Angleterre en 1066, Guillaume le Conquérant emmena des juifs de Rouen à Londres pour y fonder une communauté sœur, qui ne devint que peu à peu autonome. Ainsi, la chartre de 1190, promulguée à Rouen, concernait-elle les juifs d’Angleterre et de Normandie. Et ce n’est qu’en 1199 qu’a été créé le « presbytérat de tous les juifs de toute l’Angleterre ». Un fils de Rabbi Yossi, directeur de l’Ecole de Rouen, fondera à Londres en 1150 la Scola judaeorum et un petit-fils deviendra en 1207 grand rabbin d’Angleterre.
Beaucoup de règles en vigueur dans les communautés juives d’Europe occidentale résultaient de synodes tenus à Rouen. Ainsi en allaient-ils des règles applicables dans les écoles rabbiniques, et de celles, dites des « maris absents », qui étaient applicables aux maris obligés, pour raison professionnelle, de s’absenter longtemps de chez eux.
Quant aux œuvres produites par les maîtres de l’Ecole de Rouen, elles eurent un retentissement considérable à travers l’Europe, qu’il s’agisse de l’Exode d’Abraham Ibn Ezra, du Grand Mahazor illustré par Cresbia ou des tossafoth de Menahem Vardimas. Et, grâce à l’invention de l’imprimerie, la version du Talmud de Babylonie rédigée par Simson de Chinon assurera pendant longtemps au savoir talmudique des juifs de Normandie une prééminence dans toutes les écoles d’Europe centrale et orientale.
La montée des persécutions
Robert Courteheuse, successeur de Guillaume le Conquérant (mort en
1087), décide de participer à la première Croisade lancée par le pape
Urbain II, laissant en gage la Normandie à son frère Guillaume le Roux.
La ferveur de ses Croisés ne tarde pas à se tourner contre les juifs,
accusés eux aussi d’être des « ennemis de Dieu ».
En septembre-octobre 1096, le Clos-aux-juifs rouennais est envahi
et ses habitants massacrés. Des chroniqueurs contemporains comme Hugues
de Flavigny ou Sigebert de Gembloux confirment que des pogroms
comparables ont eu lieu un peu partout en France et en Allemagne, à
Metz, Trèves, Cologne, Mayence, Prague et Ratisbonne.
En 1098 ou 1099, les juifs de Rouen qui ont échappé au massacre
supplient le roi Guillaume le Roux, qui assure l’intérim de son frère
Robert Courteheuse, d’accepter que les convertis de force reviennent à
leur foi originelle. Ce que le roi accepte volontiers... moyennant
finances.
Le rattachement de la Normandie à la couronne de France en 1204 ne
modifie guère dans l’immédiat la situation des juifs rouennais.
Soucieux de préserver l’autonomie de son royaume, Philippe Auguste
reste en effet relativement insensible aux exhortations du pape
Innocent‐III qui le pousse à dénoncer la culpabilité des juifs.
Conformément à sa politique de respect des traditions locales, il
s’efforce de garantir aux juifs rouennais les protections et privilèges
qu’ils tenaient de la période ducale : l’obligation imposée aux juifs
de porter un signe vestimentaire distinctif n’est pas appliquée.
Les successeurs de Philippe Auguste sont davantage sensibles aux
pressions de l’Église. Durant cette période, les juifs de Rouen sont
plus ou moins épargnés par ces exactions. Si le concile régional tenu à
Rouen en 1231 leur impose finalement le port de vêtements distinctifs
et d’un insigne spécial, le port réel de cet insigne n’est attesté
qu’après 1269. Ce traitement privilégié doit beaucoup à l’archevêque
Eudes Rigaud, ami de Saint-Louis.
La fin du judaïsme normand médiéval
Sous le règne de Saint-Louis (1234-1270), les persécutions contre les juifs s’intensifient et se poursuivent avec ses successeurs, Philippe III et Philippe le Bel, en raison des besoins financiers croissants qu’occasionnent les guerres contre l’Angleterre et la Flandre.
En 1276, l’Échiquier normand oblige les juifs à établir leur résidence dans les villes, sans doute pour faire respecter l’obligation imposée par Saint-Louis, en 1269, de porter la rouelle, un cercle jaune en velours ou en toile cousu sur le devant et le dos du vêtement. Cette interdiction d’habiter la campagne contribue à grossir la population de Rouen.
À la fin du XIIIe siècle, la communauté juive rouennaise conserve une position éminente bien que menacée. C’est ainsi que l’un de ses membres, nommé Calot, est désigné par Philippe le Bel comme procurateur des communautés juives du royaume. Il est notamment chargé de percevoir, pour le compte du roi, la taille prélevée sur les juifs, de plus en plus indispensable à l’effort de guerre, et plus généralement de répondre auprès du roi des affaires juives.
Dans les dernières années du XIIIe siècle, le quartier juif de Rouen se gonfle de nombreux réfugiés venus, soit d’Angleterre, soit des villages normands. Désormais, les juifs de Rouen n’échappent plus aux dures lois imposées à leurs coreligionnaires des autres régions, qu’il s’agisse de taxes - la taille levée en 1282 sur les juifs de France atteignait 60 000 livres -, de restrictions d’activités et, au final, de l’expulsion décidée en 1306.
1307 marque la fin du judaïsme rouennais médiéval en tant que communauté. Expulsés de la ville, les juifs rouennais perdent à jamais leurs droits de propriété sur le quartier juif, vendu à la ville, et sur les terres disséminées dans toute la banlieue.
|